Soumises

Toni dévisagea la jeune femme qui était en face d’elle. Elle la connaissait. Pour sûr. Elle l’avait vue dans les couloirs de l’école, au cinéma et parfois dans les pages des GMC qui titraient des énormités grandiloquentes sur elle et son mari. Son mari. Elle le connaissait aussi en dehors de la réputation qu’il traînait comme une deuxième ombre. Tout le monde le connaissait depuis le 14 juillet. Fou à lier ou courageux, il n’en restait pas moins un vivant en sursis. C’était ce qu’avait pensé Toni lorsqu’elle avait lu la Gazette des Sorciers dans les bras de Jörgen.

Le sourire qu’elle envoya à Charlotte se distinguait des autres sourires en cela qu’il y avait de la compassion et une once de solidarité qui lui était née instantanément quand elle l’avait reconnue. Autrefois, elle aurait été sur ses gardes, car autrefois ce qui comptait le plus était qu’elle était de la maison des lions et Charlotte de celle des serpents. Tout cela n’avait plus aucune sorte d’importance aujourd’hui. Elles étaient l’une et l’autre dans un bâtiment qui induisait spontanément plus de détails sur la vie de l’autre que des heures de conversation.

Toni regarda sa cheville et la tendit devant elle avec un sourire plus large. Avant ce bracelet et ce qu’il représentait l’insupportaient. Dorénavant, elle s’en fichait :

- Oui. Mon Soumetteur a changé, dit-elle avant de désigner la porte où elle était appuyée. Il est dedans, avec Kenston.

Avant et maintenant se rencontraient sur l’échelle du temps. Elles se parlaient pour la première fois malgré toutes ces autres fois où elles s’étaient d’ores et déjà croisées.

- Tu pars ?

Un sourire de fierté s’élargit sur sa bouche et elle se décolla du mur où elle était adossée :

- Je peux faire quelques pas.

Elle avait espéré cette proposition. Depuis qu’elle était assujettie à l’Opposition, elle n’avait jamais eu l’occasion de bavarder avec une autre Soumise à part pour se dire "salut, au revoir" à la fin de ces rassemblements durant lesquels elle dormait sans honte. Les rares fois où elle était venue accompagnée de Bruno, elle faisait même semblant de dormir pour l’énerver.

Cette fois-ci, elle n’avait pas besoin de faire semblant ou de forcer. Elle avait dormi, comme à chaque fois, et ça avait fait vaguement sourire Jörgen qui l’avait remarqué depuis le podium où étaient installés tous les Opposants qui avaient un grade.

Toni était franchement fière de préciser qu’elle pouvait s’octroyer la liberté de faire quelques pas comme bon lui semblait. Elle était d’ailleurs assez étonnée de constater que Charlotte avait ce même droit. Rares étaient les Soumis qui pouvaient décider de quoi que ce soit quand leur Soumetteur était dans les parages.

En se mettant en marche vers le SAS, elle ajouta :

- Si ça te dit, je peux même t’accompagner si tu rentres. J’ai super faim ! Leurs réunions interminables, ça creuse et il y a une petite auberge tout près de la route. Par contre, avant de quitter l’abbaye, je dois quand même prévenir pour qu’il ne s’inquiète pas...

Elle se voyait mal toquer à la porte et interrompre la conversation de Jörgen avec Yann.

"Comment faire ?" grimaça Toni embêtée, en jetant un dernier regard vers la porte. Dans ces moments-là, elle aimerait bien avoir le don de télépathe.

- Ce n’est pas que je dois lui demander si je peux… Je ne veux vraiment pas qu’il s’inquiète. C’est tout, dit Toni avec un air embêté.

L’option de laisser un message était la seule qu’elle avait pour garder l’esprit libre le temps de sa balade avec Charlotte. Elle fouilla ses poches pour trouver de quoi écrire. Sa robe d’un camaïeu de rouges et d’orangers était pourvue de deux grandes poches fermières. Elle avait une forme de tablier qui se fermait devant par une série de plusieurs gros boutons mais Toni aimait cette robe qu’elle trouvait joyeuse. En se comparant brièvement à Charlotte, elle réalisait qu’un gouffre vestimentaire les séparait. Toni avait vraiment des allures d’adolescente et Charlotte faisait très femme.

Dans l’une de ses poches, elle trouva des sachets vides de carambar gobés un peu avant le début de la réunion. En les sortant, elle fit un grand sourire à Charlotte. Elle venait d’être prise en flagrant délit de gourmandise si ce n’était d’enfantillage. Conjugué à sa tenue, Toni devait s’avouer que, si ça n’avait été l’Opposition, rien d’autre ne les aurait rapprochés. Elle soupira comme pour se faire à l’idée que ça ne serait pas demain la veille qu’on dirait d’elle qu’elle était une femme. Etait-ce réellement si grave ?

Pour poursuivre sur ce segment enfantin, elle s’en voulut de pouffer de rire quand elle glissa sous la porte le papier de carambar où elle avait griffonné un petit mot. Elle aurait bien aimé voir la tête de Kenston et de Jörgen quand, depuis l’intérieur du bureau, ils verraient le papier jaune et rose glisser dans l’embrasure.

Citation :

« La maîtresse demande à Toto partie déj avec une autre Soumise. -Toto, douze bouteilles de vin à 6 francs pièce, combien ça fait? Te rejoins à Poudlard.
- A la maison, Xoxo ça fait 3 jours, m'dame. T. »

Elle se releva et fit une petite moue :

- Bon... Prête. Toi, tu n’as pas besoin de prévenir ?

- Assez traînées, jeta Toni d’une voix dubitative. A la bouffe !

Ce type n’avait pas l’air d’avoir trouvé ça très drôle mais le message passerait. Yann ne s’était jamais prononcé au sujet du couple Opposant/Soumis qu’elle formait avec Jörgen quand tant d’autres avaient trouvé ça tout à fait inacceptable.

Toni avait relevé le changement d’expression soudain de Yann quand il avait aperçut Charlotte. Elle se réserva l’espace de lui poser des questions un peu plus tard mais pour l’instant le lieu ne prêtait pas aux confidences.

La poudlarienne était assez excitée à l’idée de pouvoir enfin partager un moment strictement féminin et qui plus est basé sur un point commun qui était celui de la Soumission. Elle se demandait comment ça se passait chez les autres. Elle avait bien posé la question, une fois ou deux, mais les Soumis et Soumises s’étaient apostasiés. Le sujet était épineux... comme s’ils risquaient le châtiment à trop parler... comme si leur présence en ce lieu était une erreur... comme si c’était mourir de honte de dire : « Je suis Soumis ». Il n’y avait pas de honte à avoir. Rares étaient ceux qui l’avaient décidés et pour les rares personnes qui l’avaient voulu en connaissance de cause, ils ne devaient pas rougir d’un choix qu’ils avaient fait eux-mêmes. On ne devait pas rougir de ses prises de position.

Quand elles arrivèrent au SAS, l’air de rien, Toni remis sur table le petit instant de flottement qui avait suivi l’apparition de Yann. Au moment-même où elle termina sa phrase, elle comprit.

- Il avait l’air bizarre, Kenston, non ? Tu as fait quelque chose de m...

Elle comprit. Elle avait été lente à détente. Une série d'images, d'articles, de discussions, d'émissions télévisées et de pensées défilèrent en un éclair.

"15 juillet. Gazette des sorciers. Sacha. Résistant. Mari de Charlotte. Soumise. Opposition. Yann Kenston. Chasse à l’homme."

Toni blêmit et se tourna vers Charlotte avec précipitation avant de laisser ses épaules s’affaisser misérablement :

- Merde, murmura-t-elle en prenant soudainement conscience de sa situation. Merde... Cha... Charlotte. C’est...

Le mari de Charlotte savait-il que sa femme était une Soumise ? Si lui ne le savait peut-être pas, en tout cas, toute l’Opposition - pour peu qu’elle lise la presse people de temps en temps depuis quatre ans - savait qu’il était l’époux de Charlotte.

- Tu... ça... ça va ? demanda-t-elle très concernée.

Elle avait raison. On ne pouvait rien y faire. Quant à elle, Toni avait fini par se faire une raison de tout. A commencer par l’étrangeté de sa relation avec Jörgen depuis qu’il était devenu Opposant. Quand elle repensait à Bruno et à son année de pollution psychique, elle se demandait parfois si elle n’avait pas rêvé tout ça. Rêvait-elle encore ? Quand ces abjections cesseraient-elles ? Pourquoi l’être humain s’habitue-t-il comme ça à subir les revers de fortune et à les accepter ? Elle avait accepté. Tout devait continuer. Et Charlotte avait l’air de penser pareil.

La Gryffondor sourit une fois encore en pinçant les lèvres. Plop. Surtout, ne pas tirer la tronche. Si elle avait été dans le cas de Charlotte, être en face de personnes qui se vautraient dans une insupportable pitié lui aurait donné envie de coller des tartes à tour de bras.

- Oui, dit Toni avant qu’elles n’empruntent une cheminée qui les mena au beau milieu d’un près, je te raconterai tout à table. Sinon, je suis Soumise depuis un peu plus d’une année.

Quelques minutes plus tard, les deux filles étaient assises en face de leurs assiettes à une table de l’auberge. Toni se jeta littéralement sur son plat. L’Opposition, ça creusait.

Après les premières bouchées, se sentant plus calme et heureuse de ce répit :

- Alors, pourquoi, j’ai le sourire ?

Elle souriait encore et continuait de manger tout en expliquant entre les bouchées :

- Parce que je suis heureuse. Heureuse et soulagée. Depuis le mois de juin, j’ai changé de Soumetteur. Ce n’est plus Bruno. C’est Jörgen, mon petit ami. Ca énerve pas mal de monde dans l’Opposition mais comme c’est une décision de Bruno, personne ne trouve rien à redire... mais ça me fait bien marrer leurs regards de travers. Ce qui compte, c’est que ça me rapproche de Jörgen, ce qui n’avait plus été le cas depuis un an. C’était horrible même... Je ne sais pas si j’ai le droit de dire comment on en est arrivé là...